Chroniques, fragments et sentiments

Newsletter de fictions : nouvelles et théâtre en feuilleton

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Par Sarah dv
8 août · 2 mn à lire
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Début de partie

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On me redonne une main, d’abord une carte. Toute seule entre mes doigts, elle vibre infimement, sans l’écho des autres, sans rapport. C’est une première couleur que je vois, un premier courant car je l’ai attrapé. Il dit je suis cela. En face, j’ai donné une carte je crois. Les deux jeux sont posés devant nous sur le plateau d’une table sans pieds mais qui se tient. Nous sommes côte à côte, nous nous tenons des deux côtés. Je ne sais pas précisément ce que j’ai donné. J’ai vu dans son œil l’éclat de quelque chose, tiens je lui ai donné. Les cartes de dos portent toutes le même propos, je ne sais pas si elles sont impatientes ou patientes. J’essaie de ne pas avoir un mot plus haut que l’autre mais qu’elle entende quelque chose, j’essaie que mon coude se pose un peu plus loin dans le vide, j’essaie de montrer mes mains, le rouge et le col de ma nuque en attrapant ma cigarette tombée. Je regarde tout ce qui m’est donné de voir.

C’est le jeu.

Si c’est une bonne soirée, le plateau se rétrécit peu à peu sans qu’il se voit. Si c’est une bonne soirée, les cartes se sont distribuées. Nous jouons avec le hasard, ce que je te donne, ce que tu prends, c’est excitant. Si c’est une bonne soirée, le mystère des cartes donne au plateau sa vibration. L’une doit s’en saisir sans ciller, l’une doit ciller. Si je les regarde, les serveurs et les autres tables bien sur leurs pieds tanguent un peu aussi. C’est la lumière qui descend, c’est l’alcool, c’est la terre, c’est les cartes dissimulées, ils concordent, ils veulent concorder. Je vois des courageux qui s’appuient sur les plateaux, des discrets qui poussent d’un genou par en dessous. Nous sommes moins courageux que les discrets, en tout cas nous sommes lentes. Nous ne touchons à rien. Nos cartes appellent nos cartes, et peut-être qu’en se donnant, chacune, à son tour, transforme et fait advenir celle qui arrive.

Nous marchons. Notre plateau vibre plus fort, avec ses cartes volonteuses et qui se transportent d'elles-même. Elle habite sur mon chemin. Tiens. Bien sûr mon chemin. Devant moi, une grande carte pousse et joue avec mon désir, elle suit la même vibration que le plateau. Peut-être que tout le plateau est en question. Un sourire sur mon visage suit leur rythme aussi : il grandit et disparaît de moi à elle à moi. Une fois. Comme j’essaie de le cacher, il entonne une contracture indéjouable. Je siffle tout haut. Une fois. Nous arrivons en bas de chez elle, je sens qu’elle ralentit, elle lève la tête, la carte c’est la porte en face, la carte se glisse sous la porte. Elle me regarde. Nous sommes arrêtées. Le plateau va exploser, il grandit et rétrécit, il s’engloutit et retrouve à peine à respirer à un rythme infernal. Elle attache son vélo. Mon ongle involontaire trace un signe sous mon œil, son cou lisse se rêche sur son pull à une épaule penchée sur le code du cadenas. Elle va me dire au revoir. Elle se redresse. Une main dans son mensonge recueille une goutte de pluie qui n’est pas tombée, l’autre l’attrape, y plonge son pouce, dans le creux du pouce, pousse dans le poignet, le coude qu’on a effleuré ou pas sûre et qu’on saisit, les torses s’attirent, des seins aux ventres on s’étire et se plie, l’une est plus petite que l’autre, l’une est plus grande, on se trouve on se penche, le cou râpé se découvre dans un baiser qui ne lâche plus, qui remonte au menton, on ne lâche plus prise, les épaules jouent, les dos jouent, les sexes en dessous. 


Si c’est un bon matin, on met son jeu dans sa poche et on sourit, content dans l’escalier, de ne pas avoir recousu la poche trouée. 


Une grande main est une carte, un vaisseau rouge dans l'œil est une carte, le cuir d’un pantalon est une carte, une clé brillante dans la nuit et posée sur la chaise au matin est une carte, une fesse blonde à côté est aussi une carte, une morsure est une carte qui veut laisser son empreinte sans se donner. 


(Partie de bridge, Beryl Cook, 1997)