Chroniques, fragments et sentiments

Newsletter de fictions : nouvelles et théâtre en feuilleton

image_author_Sarah_dv
Par Sarah dv
16 oct. · 4 mn à lire
Partager cet article :

Les filles, les mères

.

Je connais Marianne depuis quelques semaines. Je la connais peu au-delà de nous et du présent, elle se raconte peu. Je sais ce qu’elle lit, ce qu’elle écoute, je sais ce qu’elle n’aime pas quand elle n’aime pas. Je sais quelle anecdote au travail la fait rire, et nous échangeons quelques messages dans la journée qui continue. J’ai entendu que sa mère habite une ville en-dessous d’Antony - je n’ai pas retenu le nom de la ville, j’ai entendu que sa mère s’appelle Anne. Quand même j’ai pensé. J’ai pensé à Colette appelant sa fille Colette. 

Souvent, nous prenons le temps de lire un temps à voix haute. Elle a lu d’abord. Elle met peu le ton comme quand on lit à l’intérieur de soi, elle met le rythme. Et quand les pages racontent des cris, des déchirures, ils se font entendre sur une parallèle entre les mots et le sobre de sa voix. Ils me sautent au cœur. Ils gonflent de n’être pas saisis et je sens comme qu’ils ne peuvent pas l’être, qu’ils ne l’ont jamais été tout à fait, même par l’auteur qui les a écrits, irrémédiablement flottants juste au-dessus du texte. J’entrevois que les mots vivent dans leurs plis. Marianne m’a emmenée là. Attends c’est par là ! nous feuilletons quelques pages en arrière, nous lisons à l’autre une scène quand elle nous a marquée, quand la langue nous a plu, et nous voyons sous nos yeux ce que l’autre avait vu. Parfois, tôt le matin, je reçois un vocal d’elle lisant. C’est contonneux, c’est épais. J’entends de sa voix les premiers sons et qu’elle est allongée contre ses coussins. J’entends son menton dans son cou, les S s’étirent, les dernières syllabes en E muet vibrent dans sa poitrine comme le gong après le marteau doux. Hanhh. Je l’entends reprendre son souffle après un effet d’accélération ou d'accumulation. Où est la fin de cette phrase déjà ? voilà ce que j’entends, la bouche qui court après l'œil qui ne sait plus où il va. Elle déglutit, elle aurait besoin d’eau. Je vois sa petite bouteille à l’étiquette griffée au pied de son lit. Je l’écoute dans le métro, j’ai envie de remettre sa voix, je la remets et ça crée comme un roulis dans mon cerveau. Un roulis pour mes pas l’un après l’autre l’un après l’autre et qui remontent le quai, puis jusqu’à la surface, qui traversent les rues jusqu’à atteindre l'ascenseur du bureau. Je marche avec elle et Bergounioux plusieurs matins de suite, avec elle et Virginia. Mrs Dalloway. Leurs voix m’accompagnent, Marianne m’accompagne. J’entends son corps sous mon casque. Il y a sa respiration dans le creux de mon oreille, le froissement d’un drap. Je suis au plus près. 

J’essaie, je n’y arrive pas. Son visage n’est pas derrière mes paupières, il ne tient pas. Je voudrais qu’il fasse effraction en moi. J’y pense. Je peux placer des éléments, ici, là, mais il manque la profondeur qui frappe de vivant. J’y pense, je ne sais pas comment les années l’ont sculpté, de quelles strates successives il s’est épaissi. Son visage est sans le temps, j’avance sans, et je n’ai pas encore osé m’y pencher, lui demander de fermer les yeux pour que je regarde. Quand je suis face à elle son regard me tient. 

Je voudrais savoir comment le soleil l’inonde, ce qu’il laisse comme ombres quand il s’en va. 


Nous sommes dans un bar, il fait froid, il fait nuit. Nous parlions en marchant sans voir grand-chose du dehors. Nous évitions les corps croisés d’un écart d’épaule, l’une décalait un instant sur la chaussée et remontait pour reprendre la parallèle sur le trottoir - la doudoune était dépassée. Je la sentais toujours à mon flanc. Nous suivions nos pas intelligents de la ville là où ils nous menaient. Nous passions des rues feutrées au tonitrument des grands boulevards, c’était toujours loin dans notre oreille, nous traversions - notre œil vérifiait, pour rejoindre les allées piétonnes et passer par les squares. J’écoutais. Marianne racontait qu’elle avait eu le sentiment d’avoir cent ans hier, qu’hier, l’acacia à Arpajon, voilà le nom de la ville en-dessous Antony, que l’acacia a été abattu. Coupé. C’était l’arbre du jardin, présent avant elles. Sa mère lui a envoyé une photo du jardin depuis la fenêtre de la maison, Marianne a demandé où c’était, elle n’a pas reconnu. Elle n’avait jamais vu ou pensé que le jardin pourrait être sans. Toute sa vie, l’arbre aux branches larges avait dessiné la lumière du soleil sur le jardin et celle plus jaune du lampadaire depuis la rue, toute sa vie le arbre avait cassé le petit enclos carré. Ses racines avaient soulevé le sol jusqu’à le crever par endroit. Des racines comme des mythologies et qui n’en aurait jamais fini avec les histoires : il y avait les petits coussins de mousse verte comme les praies pour faire s’aimer et protéger les morts, des surgeons de palmes sous les cocotiers, il y avait des tranchées dans le bois noir, des crêtes de montagne pour les chevaux, des grottes ou des calles pour les pieds autour du tronc trapu. Elle et son frère avaient les épines vernies comme javelots ou cure-dents. Marianne a reçu une seconde photo. Une photo de sa mère à bout de bras, souriante, assise, jambes jointes, sur un tabouret au-dessus d’un sol terreux. Marianne a zoomé dans la photo, là elle a reconnu : le tabouret c’était la souche, c’était la naissance d’une racine qui tentait de s’échapper de dessous la chaussure.

Dans le bar, elle me disait qu’elle avait ressenti un coup de fatigue comme un coup de massue en comprenant. Nous attendions nos verres, nous attendions de retrouver la souplesse de nos joues après le froid. Les miennes vibraient jusqu’aux tempes, cuisantes, et comme m’enfonçant un peu les yeux derrière leur trille. Marianne se tapotait le visage du bout des doigts pour relancer la circulation sous l’épiderme - elle finissait de parler, elle avait dit ça. Elle avait ri. J’aurais voulu sentir ses canaux reprendre sous ma main et je n’osais pas. 


J’ai glissé mes mains sous mes fesses et Marianne est partie aux toilettes. Marianne n’avait pas reconnu. J’imagine la fatigue l'asseoir, je pense en regardant vers la rue. Je vois l’arbre en haut et ses racines en bas, je vois des mains courtes d’enfant. Loin dans mon œil, il y a l’aluminium des vélos qui passent, les vitrines en face, des voitures et leurs retours d’éclats. Marianne n’avait pas reconnu. Moi je ne dois répondre d’aucune réalité et je vois tout. 


Tout s’arrête à l’instant. A travers la vitre du bar, une femme était de dos. J'avais senti sa silhouette qui avait changé la lumière sur la table et sur Marianne accoudée. Les ombres s’étaient marquées pendant que je parlais, et puis la bouche de Marianne s’est ouverte, elle s’est penchée sur moi, et elle a toqué à la vitre au-dessus de mon épaule. Elle a dit c’est ma mère, et en même temps, la silhouette, la mère, s’est retournée. J’ai regardé. 

Marianne s’assoit à côté de moi pour laisser l’en-face à sa mère et l’amie qui entre avec elle. Il y a le visage de la mère qui sourit, qui s’avance, de la mère qui s’assoit. Marianne nous présente, je te présente, nous parlons une seconde, je tombe, je suis tombée déjà : la mère et la fille, c’est la mère, l’amie se relève, elle parle d’aller chercher à boire. Tout s’arrête dans le visage de la mère. Je te présente ma mère, Anne. 

Anne a dit c’est marrant quand mêm/Oui ! La fille et la mère parlent, la mère tient les doigts de sa fille sur la table. Elles se réjouissent de se voir, immédiatement l'œil a grandi et tient sa note plus aiguë. La fille et la mère, on dirait un miracle. C’est un événement. Je les vois comme derrière la vitre. Je suis loin, je suis près, je ne sais plus où je suis - on me parle, j’entends comme derrière la vitre, et c’est aussi mes joues qui ont repris leur trille. J’entends derrière mes joues. On me parle, on me dit regarde, non ne répond pas regarde : regarde le passé jusqu’à la chair d’enfant, jusqu’à la chair d’enfant prendre ses marques à l’adulte. Regarde la chair d’enfant prendre ses marques de soi. Regarde où cela va. Marianne, entre les deux visages. On me dit, aussi, plus bas, tu pourrais voir Anne enfant. Il faut que je me calme je respire. Je respire. Je retente. Dans l’espace et le temps entre les deux visages, je déroule les masques de toute la lignée.

Sauf l'œil, elles discutent tranquillement. Elles m’en redonnent du coin. Ne me regardez pas. 


Marianne, je l’embrasse, je la serre dans mes bras. J’appuie fort ma poitrine contre la sienne et elle expire dans ma bouche.

Marianne. 

Le cœur à la table, je remonte l’avenue.


.

(Two Baby sisters, Mary Cassatt, 1885)