Chroniques, fragments et sentiments

Newsletter de fictions : nouvelles et théâtre en feuilleton

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Par Sarah dv
9 nov. · 2 mn à lire
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Je, tu, il, elle

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Mon corps tient tête à ma faim, allègre de rester dans la faim. Tu as faim. Allègre de tuer ses réserves jour après jour. Il en saute dans mon jean devenu trop large comme ébahi. Il dit que les réserves c’est pour le ventre quand on s’assoit. Il est sur mon vélo, il est dans la ville, il n’est plus que debout ou allongé, pour lui, la même chose. Il me dit tu, il se moque de mon passé timide, invisible. Il dit tu à tout le monde. Il se dit allègre dans l’idée de se décharner, car il a trouvé ces mots auxquels il croit. Il dit allègre de sortir de ses nuits en plein jour, en pleine rue, à treize heures, en pleine chaleur, et d’être habillé de gris, les mêmes habits qu’il réenfile -  mes habits qui marquent un début et une continuité, - tous les jours depuis, de voir derrière le noir de mes verres les autres qui s’arrêtent sur son passage, qui se retournent, qui ne savent pas pourquoi. Allègre d’habiter un nouvel endroit en pleine liberté, sans attaches, sans affaires, une carte et du tabac dans la poche, de se sentir vagabond et tous les soirs invité. 

Depuis n’importe quel coin de la ville, il roule sur mon vélo le soir, tard, jusque là. Il sent longtemps la lune quand il roule. Le soleil suit de près, la lune de plus loin, du plus intime. Ça le remet en danseuse sur mon vélo. Il se sent proche de la lune, haut dans le noir comme elle, osseux comme elle, filant sur les rues qui se dorment déjà dessus. Brillant de ses yeux ouverts. Il aime ça. Il aime être un enfant maigre mais têtu, qui a besoin de grandes bières et de deux vêtements. Il aime se voir dans sa nouvelle nudité, l’offrir à la rencontre de ses mains, au dur du parquet et au chaud de son ventre au-dessus. Avoir les cheveux gommeux et ne se les laver au matin, un filet d’eau et de savon, se passer un doigt avec du dentifrice sur les façades lisses et nauséabondes de ses dents. Il aime la tête de mort qui se sculpte dans son ventre quand il hisse sa tête sur son cou et qu’il regarde, de son ventre qui lui parle, qui lui réclame l’eau et la bière encore, rien de solide. Le solide c’est les os, le globe des yeux dans les yeux, c’est les pieds rouges qui s'agrippent dans les draps. Il aime sentir son visage haut sans se voir en traversant la pénombre étroite du couloir. Il joue à se ratatiner sur les toilettes, les seins au-dessus du sexe. 

Il a porté cinq kilos de cerises sur sa cuisse - il est passé devant un étal, des cerises toutes serrées dans leur sac en plastique. Ça boursoufflait, tirant le plastique blanc jusqu’à sa transparence, offrant, derrière, le mauve, la joue écrasée et résistante de chaque fruit. C’était beau, sculpté à la limite. C’était frais ou humide sur son jean. Il a acheté les cerises sans descendre de mon vélo, il a décroché un sac en s’allongeant jusqu’au châssis de fer. Il a dit je voudrais un sac plein s’il te plait. Il aime faire plaisir, se dire 40 balles de s’rises, il aime faire des surprises comme ça en ce moment. Il aime sonner pile à l’heure qui n’est pas l’heure - venez à partir de telle heure, il sait qu’il se posera le premier sur le patio. Voilà pour toi. Il ne s’attarde pas sur ce qu’il donne, il ne s’attarde pas sur le sourire de l’autre, l’amusement qui devient lucide, la curiosité. Il s’allonge sur le petit rectangle d’herbe synthétique. Il ne tourne pas la tête vers l’autre qui est revenu avec une passoire qui goûte des cerises passées sous l’eau, qui s’assoit sur la banquette, qui penche son visage. Impatient de quelque chose. Il va se raconter sans l’appui du regard dans les yeux. Et les autres lui reviennent. Ils vont arriver peu à peu, il attend d’écouter tout le long leur arrivée, de la sonette à leur dernier pas, chacun qui remarquera d’abord ce corps qui a pris sa place. Silencieux. Il se relèvera sur un coude pour apprécier les visages. Il pourra se répéter. Il ne dit pas les mots que l’autre attend, démangé à l’oreille au point de se gratter avec un doigt, puis deux, puis qui enfile ses mains sous son séant. Qui les ressort, soulagé de devoir aller ouvrir. La rétention c’est la timidité et c’est le pouvoir. La rétention c’est elle et moi, il me dit les yeux fermés pendant que l’excitation des autres explose dans une autre histoire avec leur gout de cerise, leur gout de sucre instinctivement renouvelé, et elle personne ne l’a vue.

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(Homme nu avec bras levé, Egon Schiele, 1910)